La promesse des médias sociaux et la réalité des faits
Il y a, en amont, un malentendu sur l’expression « médias sociaux » elle-même.
Surtout lorsqu’elle est transférée dans le contexte italien, cette expression
est à la fois générique et erronée :
- générique parce que tous les médias sont sociaux : ils sont dans la société,
concernent la société, s’adressent à la société ;
- erronée parce que « social » revêt ici l’acception 2c du Merriam-Webster :
« de, relatif à ou conçu pour la sociabilité », qui est à son tour une
condition « marqué par ou propice à la convivialité ou à des relations
sociales agréables ».
L’expression « médias sociaux » signifie donc plus ou moins « moyens de
communication conçus pour vous permettre de rester de bonne humeur en bonne
compagnie ». Ce nom est dĂ©jĂ un slogan et une promesse : si vous traĂ®nez par lĂ
vous aurez plein d’amis et de relations agréables.
Mais alors, si l’on considère les médias sociaux les plus courants, on en vient
à se demander : quel rôle jouent les inimitiés, les relations toxiques, les
échanges avec des personnes déplaisantes ? Pourquoi tant de groupes d’«amis»
sont-ils des bandes de bêtes féroces et pourquoi tant de gens sont-ils aussi
clairement furieux ?
Eh bien ! parce que vu le moment historique et le modèle d’entreprise, c’est
bien à ça qu’on en arrive.
Moment historique : nous sommes dans le capitalisme et en pleine crise
mondiale. Beaucoup de gens ont une vie de merde, des raisons d’être furieux,
ils en ont à gogo, et tôt ou tard ils commencent à débloquer sur les réseaux.
Modèle d’entreprise : pour les commerciaux des réseaux, ces déblocages valent
de l’or.
Mais peut-être faut-il une métaphore plus précise : sur les réseaux, et
significativement sur Facebook, les relations sont Ă la fois le sol Ă creuser
et la matière première à extraire et à valoriser. C’est là aussi une forme
d’extractivisme : tout ce qui se passe sur Facebook dérive de la nécessité de
sonder, d’extraire et de vendre la vie des gens. La machine de Zuckerberg a
commencé mollement, puis elle est montée en puissance, et à côté d’elle la
fracturation hydraulique est aujourd’hui une plaisanterie.
Nous avons écrit là -dessus « à une époque insoupçonnable », comme on dit : en
2011, un de nos posts sur le « fétichisme de la marchandise numérique » et sur
l’exploitation du surtravail dans les interactions sur les réseaux avait irrité
ou provoqué des réactions sarcastiques et passives-agressives.
En 2011, on vivait encore la lune de miel avec le web « 2.0 », il y avait le
mythe de la Silicon Valley et les techno-enthousiastes se divisaient en trois
catégories :
- une minorité de rêveurs en retard, convaincus que la toile était encore celle
de l’époque « héroïque » et de l’« éthique hacker », et qui vous traitaient
d’« apocalyptique » si vous la critiquiez;
- une autre minorité, composée de startupers et d’apologistes du startupisme,
dont vous ruiniez le business potentiel si vous critiquiez le Saint RĂ©seau
(des gens qu’on a ensuite vus défiler à la Leopolda) ;
- une grande majorité d’inconscients, une vaste masse de néo- phytes qui
arrivait sur internet grâce à Facebook et utilisait les technologies
numériques sans se poser la moindre question.
Facebook vend mes données personnelles ? Et qu’y a-t-il de mal à ça ? Le
contrôle ? Contrôle de quoi ? Le respect de la vie privée ? Mais pourquoi, tu
as quelque chose Ă cacher ? Pas moi ! Celui qui ne fait rien de mal n’a rien Ă
craindre, etc.
Durant l’été 2010, nous avions lu un essai « fondateur » de Maria Maddalena
Mapelli, paru dans la revue Aut Aut puis sur Carmilla et qui avait assez vite
pris la forme d’un livre intitulé Per una genealogia del virtuale. Dallo
specchio a Facebook (Pour une généalogie du virtuel. Du miroir à Facebook).
Mapelli qualifiait Facebook de dispositif « uniformisant et persuasif » :
« [P]ersuasif, dans le sens où il induit des comportements automatiques et
prévisibles (il nous veut, justement, tous vrais et sociaux) et à la fois
uniformisant dans le sens oĂą il induit, en nous, utilisateurs, des
distributions identitaires, des modalités d’interaction et de narration, des
régimes de visibilité qui nous rendent sériels et identiques. »
Dès ses débuts, avec l’injonction d’utiliser son vrai nom — ce qui fut un
tournant radical dans l’histoire du web : avant « personne ne savait que tu
étais un chien » — et de mettre sa photo, Facebook a démontré qu’il nous
voulait « vrais et réels en tant qu’individus » : « Facebook induit des
processus de subjectivation individualisants : il induit une vision
monolithique et cohésive de l’identité, en nous interdisant explicitement de
jouer avec des repositionnements créatifs du Soi. Cet aspect du dispositif […]
accroît le potentiel de ressemblance de notre alter ego numérique avec le
réel : tout comme nous sommes poussés à donner une “vraie” image de nous-mêmes,
nous attribuons aussi aux autres “avatars”, aux alter ego numériques de nos
“amis”, une consistance qui dans d’autres lieux du web, ne possède pas la même
force persuasive. »
Quant à l’uniformisation, à l’époque on pouvait penser que Mapelli exagérait,
mais la chose est devenue de plus en plus Ă©vidente. Sur Facebook on finit par
communiquer presque tous de la même façon, par suivre les mêmes schémas et
parcours, par réagir aux mêmes stimulations standardisées selon les mêmes
modèles.
Comment, pardon ? Putain, encore cette histoire ? Que c’est chiant… Non, il
n’est pas vrai que « chaque technologie dépend de la façon dont on l’utilise ».
C’est une petite phrase trompeuse.
« Tout dépend de comment vous l’utilisez » présuppose une idée de technologie
neutre, un outil pur qui, quand je le prends en main, devient, ou peut devenir,
une projection directe de ma volonté. Ça ne marche pas comme ça. Chaque
technologie a une logique de fond inscrite en elle qui en Ă©tablit
l’utilisation. Même la technologie la plus simple fonctionne sur la base d’un
algorithme, c’est-à -dire une séquence d’instructions pour accomplir une
opération définie. L’algorithme inscrit dans le cric est la bonne façon de
l’utiliser pour changer une roue. Essayez de faire la même chose avec un tube
de baume à lèvres et voyons si vous allez loin. Essayez d’utiliser une lame de
rasoir pour vous laver le cul. Essayez de dire que le gaz sarin, ça dépend de
comment vous l’utilisez.
Dans le cas présent, la technologie dont nous parlons est une complexe
infrastructure planétaire de communication, projetée et continuellement
weaponisée, acérée pour aiguillonner de toutes les manières possibles les
Ă©changes et les interactions entre les personnes, et transformer ces Ă©changes
et ces relations en marchandise. Et il ne s’agit pas de la « marchandisation »
au sens figuré dont parlait la théorie critique du XXe siècle (de
l’école de Francfort, des situationnistes, de Pasolini, etc.) : non, ces
relations deviennent des mégadonnées à vendre, donc des marchandises au sens
littéral du terme.
Si l’on parle d’une technologie de ce genre, il est vraiment naïf de penser que
l’individu isolé ait une quelconque marge de choix, ou une quelconque marge de
manœuvre pour pirater ce milieu.
Ă€ plus forte raison si l’aiguillon et l’extraction de valeur adviennent grâce Ă
un processus grandissant de gamification, très semblable à ce qui est utilisé
dans le jeu vidéo de hasard, de la programmation des machines à sous aux sites
de paris, en passant par le poker en ligne. Une machine à sous ne « dépend pas
de comment on l’utilise » : on l’utilise comme elle a été programmée, point. Et
elle a été programmée pour susciter une dépendance comportementale :
l’hasardopathie (nous sommes d’accord avec ceux qui invitent à ne pas l’appeler
« ludopathie »).
Ici aussi, la translation depuis l’anglais suscite une déperdition de
l’information. Game au sens de partie, concours, compétition (même seulement
avec soi-même) ; gamification signifie ajouter à une activité, à une
interaction entre personnes, Ă un milieu communicatif, des scores, des records,
des prix, des « récompenses variables », des niveaux à dépasser, parfois des
punitions à éviter, tout cela pour rendre l’ex- périence addictive.
On trouve dans le livre du groupe de recherche Ippolita, Tecnologie del dominio
(Technologies de la domination), une importante réflexion sur la gamification.
Une élaboration ensuite reproposée, dans un cadre plus hybride et narratif,
dans le livre d’Agnese Trocchi et CIRCE Internet, mon amour. Ces deux textes
offrent un vadémécum qui permet de comprendre si un contexte est gamifié.
Si l’on considère la liste des caractéristiques, Facebook les possède toutes.
Citons cet extrait de la page 111 de Tecnologie del dominio:
Comme il arrive dans de nombreux jeux vidéo, 1) l’œil est surstimulé au
point que le joueur-utilisateur ne rend pas compte qu’on l’appelle, voire qu’on
le touche ; il peut marcher dans la rue et ne pas s’apercevoir d’un danger […]
parce qu’il est immergé dans la procédure gamifiée ; 2) il tend à se connecter
de plus en plus souvent à la plateforme qui octroie les sessions de jeu ; 3) il
répète des actions simples de façon mécanique (like, post, défilement de
l’écran, etc.) ; 4) il est orienté par des chiffres qui mesurent ses activités
(nombre de notifications, de posts, de likes, etc.) ; 5) les règles du jeu
changent en fonction de la volonté souveraine de la plateforme […] ; 6)
l’entrée et la sortie de l’espace gamifié ne sont pas marquées de manière
significative parce que le login et le logout sont automatisés et peuvent être
effectués n’importe quand et n’importe où.