iGor lilith quoted Q comme Qomplot by Serge Quadruppani
La promesse des médias sociaux et la réalité des faits
Il y a, en amont, un malentendu sur l’expression « médias sociaux » elle-même. Surtout lorsqu’elle est transférée dans le contexte italien, cette expression est à la fois générique et erronée :
- générique parce que tous les médias sont sociaux : ils sont dans la société, concernent la société, s’adressent à la société ;
- erronée parce que « social » revêt ici l’acception 2c du Merriam-Webster : « de, relatif à ou conçu pour la sociabilité », qui est à son tour une condition « marqué par ou propice à la convivialité ou à des relations sociales agréables ».
L’expression « médias sociaux » signifie donc plus ou moins « moyens de communication conçus pour vous permettre de rester de bonne humeur en bonne compagnie ». Ce nom est déjà un slogan et une promesse : si vous traînez par là vous aurez plein d’amis et de relations agréables.
Mais alors, si l’on considère les médias sociaux les plus courants, on en vient à se demander : quel rôle jouent les inimitiés, les relations toxiques, les échanges avec des personnes déplaisantes ? Pourquoi tant de groupes d’«amis» sont-ils des bandes de bêtes féroces et pourquoi tant de gens sont-ils aussi clairement furieux ?
Eh bien ! parce que vu le moment historique et le modèle d’entreprise, c’est bien à ça qu’on en arrive.
Moment historique : nous sommes dans le capitalisme et en pleine crise mondiale. Beaucoup de gens ont une vie de merde, des raisons d’être furieux, ils en ont à gogo, et tôt ou tard ils commencent à débloquer sur les réseaux.
Modèle d’entreprise : pour les commerciaux des réseaux, ces déblocages valent de l’or.
Mais peut-être faut-il une métaphore plus précise : sur les réseaux, et significativement sur Facebook, les relations sont à la fois le sol à creuser et la matière première à extraire et à valoriser. C’est là aussi une forme d’extractivisme : tout ce qui se passe sur Facebook dérive de la nécessité de sonder, d’extraire et de vendre la vie des gens. La machine de Zuckerberg a commencé mollement, puis elle est montée en puissance, et à côté d’elle la fracturation hydraulique est aujourd’hui une plaisanterie.
Nous avons écrit là-dessus « à une époque insoupçonnable », comme on dit : en 2011, un de nos posts sur le « fétichisme de la marchandise numérique » et sur l’exploitation du surtravail dans les interactions sur les réseaux avait irrité ou provoqué des réactions sarcastiques et passives-agressives.
En 2011, on vivait encore la lune de miel avec le web « 2.0 », il y avait le mythe de la Silicon Valley et les techno-enthousiastes se divisaient en trois catégories :
- une minorité de rêveurs en retard, convaincus que la toile était encore celle de l’époque « héroïque » et de l’« éthique hacker », et qui vous traitaient d’« apocalyptique » si vous la critiquiez;
- une autre minorité, composée de startupers et d’apologistes du startupisme, dont vous ruiniez le business potentiel si vous critiquiez le Saint Réseau (des gens qu’on a ensuite vus défiler à la Leopolda) ;
- une grande majorité d’inconscients, une vaste masse de néo- phytes qui arrivait sur internet grâce à Facebook et utilisait les technologies numériques sans se poser la moindre question.
Facebook vend mes données personnelles ? Et qu’y a-t-il de mal à ça ? Le contrôle ? Contrôle de quoi ? Le respect de la vie privée ? Mais pourquoi, tu as quelque chose à cacher ? Pas moi ! Celui qui ne fait rien de mal n’a rien à craindre, etc.
Durant l’été 2010, nous avions lu un essai « fondateur » de Maria Maddalena Mapelli, paru dans la revue Aut Aut puis sur Carmilla et qui avait assez vite pris la forme d’un livre intitulé Per una genealogia del virtuale. Dallo specchio a Facebook (Pour une généalogie du virtuel. Du miroir à Facebook). Mapelli qualifiait Facebook de dispositif « uniformisant et persuasif » : « [P]ersuasif, dans le sens où il induit des comportements automatiques et prévisibles (il nous veut, justement, tous vrais et sociaux) et à la fois uniformisant dans le sens où il induit, en nous, utilisateurs, des distributions identitaires, des modalités d’interaction et de narration, des régimes de visibilité qui nous rendent sériels et identiques. »
Dès ses débuts, avec l’injonction d’utiliser son vrai nom — ce qui fut un tournant radical dans l’histoire du web : avant « personne ne savait que tu étais un chien » — et de mettre sa photo, Facebook a démontré qu’il nous voulait « vrais et réels en tant qu’individus » : « Facebook induit des processus de subjectivation individualisants : il induit une vision monolithique et cohésive de l’identité, en nous interdisant explicitement de jouer avec des repositionnements créatifs du Soi. Cet aspect du dispositif […] accroît le potentiel de ressemblance de notre alter ego numérique avec le réel : tout comme nous sommes poussés à donner une “vraie” image de nous-mêmes, nous attribuons aussi aux autres “avatars”, aux alter ego numériques de nos “amis”, une consistance qui dans d’autres lieux du web, ne possède pas la même force persuasive. »
Quant à l’uniformisation, à l’époque on pouvait penser que Mapelli exagérait, mais la chose est devenue de plus en plus évidente. Sur Facebook on finit par communiquer presque tous de la même façon, par suivre les mêmes schémas et parcours, par réagir aux mêmes stimulations standardisées selon les mêmes modèles.
Comment, pardon ? Putain, encore cette histoire ? Que c’est chiant… Non, il n’est pas vrai que « chaque technologie dépend de la façon dont on l’utilise ». C’est une petite phrase trompeuse.
« Tout dépend de comment vous l’utilisez » présuppose une idée de technologie neutre, un outil pur qui, quand je le prends en main, devient, ou peut devenir, une projection directe de ma volonté. Ça ne marche pas comme ça. Chaque technologie a une logique de fond inscrite en elle qui en établit l’utilisation. Même la technologie la plus simple fonctionne sur la base d’un algorithme, c’est-à-dire une séquence d’instructions pour accomplir une opération définie. L’algorithme inscrit dans le cric est la bonne façon de l’utiliser pour changer une roue. Essayez de faire la même chose avec un tube de baume à lèvres et voyons si vous allez loin. Essayez d’utiliser une lame de rasoir pour vous laver le cul. Essayez de dire que le gaz sarin, ça dépend de comment vous l’utilisez.
Dans le cas présent, la technologie dont nous parlons est une complexe infrastructure planétaire de communication, projetée et continuellement weaponisée, acérée pour aiguillonner de toutes les manières possibles les échanges et les interactions entre les personnes, et transformer ces échanges et ces relations en marchandise. Et il ne s’agit pas de la « marchandisation » au sens figuré dont parlait la théorie critique du XXe siècle (de l’école de Francfort, des situationnistes, de Pasolini, etc.) : non, ces relations deviennent des mégadonnées à vendre, donc des marchandises au sens littéral du terme.
Si l’on parle d’une technologie de ce genre, il est vraiment naïf de penser que l’individu isolé ait une quelconque marge de choix, ou une quelconque marge de manœuvre pour pirater ce milieu.
À plus forte raison si l’aiguillon et l’extraction de valeur adviennent grâce à un processus grandissant de gamification, très semblable à ce qui est utilisé dans le jeu vidéo de hasard, de la programmation des machines à sous aux sites de paris, en passant par le poker en ligne. Une machine à sous ne « dépend pas de comment on l’utilise » : on l’utilise comme elle a été programmée, point. Et elle a été programmée pour susciter une dépendance comportementale : l’hasardopathie (nous sommes d’accord avec ceux qui invitent à ne pas l’appeler « ludopathie »).
Ici aussi, la translation depuis l’anglais suscite une déperdition de l’information. Game au sens de partie, concours, compétition (même seulement avec soi-même) ; gamification signifie ajouter à une activité, à une interaction entre personnes, à un milieu communicatif, des scores, des records, des prix, des « récompenses variables », des niveaux à dépasser, parfois des punitions à éviter, tout cela pour rendre l’ex- périence addictive.
On trouve dans le livre du groupe de recherche Ippolita, Tecnologie del dominio (Technologies de la domination), une importante réflexion sur la gamification. Une élaboration ensuite reproposée, dans un cadre plus hybride et narratif, dans le livre d’Agnese Trocchi et CIRCE Internet, mon amour. Ces deux textes offrent un vadémécum qui permet de comprendre si un contexte est gamifié.
Si l’on considère la liste des caractéristiques, Facebook les possède toutes. Citons cet extrait de la page 111 de Tecnologie del dominio:
Comme il arrive dans de nombreux jeux vidéo, 1) l’œil est surstimulé au point que le joueur-utilisateur ne rend pas compte qu’on l’appelle, voire qu’on le touche ; il peut marcher dans la rue et ne pas s’apercevoir d’un danger […] parce qu’il est immergé dans la procédure gamifiée ; 2) il tend à se connecter de plus en plus souvent à la plateforme qui octroie les sessions de jeu ; 3) il répète des actions simples de façon mécanique (like, post, défilement de l’écran, etc.) ; 4) il est orienté par des chiffres qui mesurent ses activités (nombre de notifications, de posts, de likes, etc.) ; 5) les règles du jeu changent en fonction de la volonté souveraine de la plateforme […] ; 6) l’entrée et la sortie de l’espace gamifié ne sont pas marquées de manière significative parce que le login et le logout sont automatisés et peuvent être effectués n’importe quand et n’importe où.
— Q comme Qomplot by Serge Quadruppani, Anne Echenoz, Wu Ming 1
C'est un extrait d'un extrait de billet de blog publié en décembre 2019 sur le blog Giap par les auteurs. Il explique pourquoi ils ferment leur compte Twitter. Dans le bouquin, ce passage vient rappeler l'impact des réseaux sociaux sur nos comportements, ce qui nourrit l'attrait des fantasmes de complot, notamment.